De glace: entrevue avec Anne-Marie Ouellet
Co-fondatrice et co-directrice de la compagnie L’eau du bain, Anne-Marie Ouellet est metteuse en scène, professeure de théâtre à l’Université d’Ottawa et écrivaine de plateau. Elle revient sur la genèse du spectacle De glace, à l’affiche à Vancouver du 31 janvier au 2 février. Dans cette adaptation du roman Le Palais de glace, de l’auteur norvégien Tarjei Vesaas, les spectateur•ice•s sont plongé•e•s dans un univers onirique où tous les sens sont sollicités. L’œuvre reprend la signature visuelle et sonore si singulière de L’eau du bain, après le diptyque White Out et La chambre des enfants (présenté au FTA en 2023), Solarium et Le musée de la famille.
Photo © Jonathan Lorange
De glace puise son histoire dans le roman Le Palais de Glace, écrit par Tarjei Vesaas en 1963, et considéré comme un monument de la littérature norvégienne. D’où est venue l’idée d’adapter cette oeuvre ?
Anne-Marie Ouellet: C’est un roman splendide et très mystérieux. Il raconte l’histoire de deux jeunes femmes de 11 ans, Siss et Unn, qui sont prises d’un fulgurant coup de foudre. Est-ce de l’amour, de l’amitié ? Ce n’est pas important. C’est plus fort que tout et ça les transforme radicalement. L’âge des personnages principaux est un élément vraiment important selon moi. À 11 ans on est sur un seuil, tout à fait entre l’enfance et l’âge adulte. Les choses sont vécues de façon absolument intense. C’est la première fois que nous créons un spectacle basé sur une histoire. Normalement nous partons de différentes matières d’inspiration pour offrir une expérience non-narrative. Mais le roman de Vesaas est extrêmement ouvert. Il laisse beaucoup de place à l’imagination du lecteur. C’est fondamental que les spectateurs puissent rêver avec nous avec le spectacle.
Chacune des sept oeuvres de L’eau du bain se situe dans un univers aux confins du rêve, marqué par le son et la lumière, mais aussi une utilisation remarquable de l’espace et des technologies. Quel est votre processus de création ? Comment faites-vous dialoguer les éléments entre eux ?
A-M. O: Nos spectacles se créent toujours dans le dialogue entre nos médiums respectifs, à Nancy Bussières (conceptrice lumière), Thomas Sinou (concepteur son) et moi. Comme Nancy et moi sommes professeures et chercheures à l’Université (respectivement à l’UQAM et l’Université d’Ottawa), nous avons la chance d’avoir de longs temps de création avec l’équipement technique. Ainsi, nous créons le spectacle ensemble, avec tous les éléments, un peu comme des musiciens qui jamment avec nos instruments. Nous choisissons des matériaux d’inspiration (textuels, visuels, sonores…) puis nous déterminons un dispositif scénique. Nous invitons ensuite des performeur•euse•s à plonger avec nous dans la création. En général, nous cherchons à créer un environnement plus qu’une histoire. Le spectacle se construit ensuite lentement au fil de nos explorations scéniques.
Vous avez voyagé jusqu’en Norvège pour enregistrer les sons qu’on entend dans De glace… Comment recrée-t-on un paysage norvégien à travers le son et la lumière ?
A-M. O: Dans le roman, la nature est au premier plan. On ne nous parle pas des émotions des personnages, mais celles-ci s’incarnent par les transformations du paysage. Nancy est obsédée par la lumière des pays du Nord, par les troubles de perception causés par un soleil qui ne dépasse jamais la ligne d’horizon. C’est donc dans cette ligne qu’elle a travaillé, en diffusant la lumière par la fumée. Elle nous fait deviner des choses plus qu’elle nous les fait voir. L’environnement sonore de Thomas nous plonge au cœur de la forêt, au bord d’un lac. Les sons de la glace qui craquent nous pénètrent le corps et nous font ressentir le gel. À la fin de la pièce, on comprend que la vie reprend son cours alors que l’eau recommence à circuler dans la cascade et la rivière. Parce que ces environnements sonores et lumineux sont très puissants, nous n’avons pas besoin de raconter où on est, ce qui se passe. Les corps des spectateurs•ice•s le comprennent.
Vous jouez beaucoup sur la sollicitation des sens, voire la perte de repères pour le spectateur. White Out, par exemple, s’ouvrait sur une tempête. Pour De glace, pouvez-vous décrire ce qui attend le public à l’entrée en salle ?
A-M. O: Les spectateurs•ice•s devront être guidé•e•s par les personnages jusqu’à leur siège, car toute la salle est embrumée. Ils chemineront sur un petit sentier de neige, jusqu’à la forêt près de laquelle se retrouvent Siss et Unn. Nous avons cherché à préserver le mystère. La lumière qui se propage par la brume nous permet d’envelopper le public, de l’amener avec nous sur un lac gelé, à l’aube. Des écouteurs diffusent l’environnement sonore. Cela offre un rapport très intime entre le public et les personnages. On les entend de très près. Les paysages sonores nous enveloppent ainsi complètement.
La poésie prend beaucoup de place dans l’écriture de Vesaas. Beaucoup de choses sont suggérées sans être affirmées et le mystère plane du début à la fin…
A-M. O: Nous cherchons avant tout à faire vivre une expérience sensorielle, à toucher les sens des spectateurs•ice•s avant de s’adresser à la raison. Nous voulons les amener à l’intérieur de l’espace fictionnel, afin qu’ils puissent s’imaginer l’histoire en temps réel. Selon moi, laisser de la place à l’imagination de chacun•e permet de toucher un public large. De glace n’est ni un spectacle pour enfants, ni un spectacle pour adultes. C’est un spectacle pour tous•tes à partir de 8 ans. Et chacun•e est maître•sse de son expérience. Le Palais de glace n’est d’ailleurs pas un roman qui s’adresse aux enfants, mais dont les personnages principaux sont des enfants. Des enfants qu’on prend au sérieux.
Une entrevue audio entre Anne-Marie Ouellet et Gabrielle Martin, Directrice Artistique du PuSh International Performing Arts Festival, est également disponible en anglais sur PuSh Play, le podcast du festival. La retranscription est accessible sur le site web du festival. De glace sera présenté du 31 janvier au 2 février au Roundhouse Performance Centre avec PuSh Festival et Vancouver International Children’s Festival. Infos et billets disponibles sur la page du spectacle.