Cispersonnages en quête d’auteurice: entrevue avec Catherine Bourgeois
Catherine Bourgeois a co-fondé la compagnie Joe Jack et John en 2003. Voix majeure des arts vivants, son travail a été salué pour son humanité et son esthétique singulière, au Canada et à l’international. À quelques jours de l’accueil de “Cispersonnages en quête d’auteurice”, elle répond à nos questions.
La pièce fait écho à la pièce de Luigi Pirandello, Six personnages en quête d’auteur, avec une dimension résolument engagée. Pourquoi avez-vous choisi de mettre en abyme ce classique pour raconter cette histoire ?
La pièce de Pirandello raconte l’histoire d’une troupe d’interprètes et de leur metteur en scène travaillant à monter une pièce quand, soudainement, une famille se présente sur le plateau et réclame de jouer leur propre drame (ce qu’elle juge les interprètes incapables de faire). S’en suit une confrontation entre les acteurices et la famille de personnages sur la fiction et la réalité, et sur le réel pouvoir du théâtre à représenter la vie.
Nous avons commencé l’écriture de Cispersonnages en quête d’auteurice avant de faire le lien avec l’œuvre de Pirandello. Notre script en développement racontait l’histoire d’une troupe d’interprètes neurodivergent·e·s qui travaille à une création collective, mais bute continuellement sur les défis de prendre la parole, à une époque où représentativité et appropriation se confrontent, et où les visées d’inclusion sont souvent en porte-à-faux avec leurs vécus d’exclusion. Et un jour, descendant la côte Berri sur mon vélo vers la Grande Bibliothèque à Montréal, j’ai eu l’idée de tisser ce rapprochement avec l’œuvre de Pirandello !
Joe Jack et John contribue à mettre en avant le travail d’artistes sous-représenté·e·s. Vous travaillez avec une équipe inclusive, et des artistes issu·e·s de la diversité fonctionnelle. Comment cela influence-t-il votre façon de créer ? Comment démarrez-vous le travail ?
On commence par rassembler un microcosme d’artistes de diverses disciplines, de capacités multiples ou complémentaires, puis de vécus, de générations et d’origines variées. Un de nos défis est d’arriver à une œuvre où toustes ont l’air de jouer dans le même show. Je prends le pari d’amplifier la pluralité pour y arriver. La présence d’interprètes de la danse, aux côtés d’interprètes formés dans les écoles de théâtre, d’autres issu·e·s de l’immigration ou encore de la diversité capacitaire, fait varier les vocabulaires et les niveaux de jeu. L’ADN de notre compagnie est cette pluralité d’accents, d’âges, de dictions, de ports corporels, de rythmes et de tons, qui permet de créer des œuvres où la large mixité converge vers un niveau de jeu commun. Notre métissage s’équilibre par sa vaste diversité… et on finit par jouer dans le même show!
On crée aussi sur de longues périodes, de deux à trois ans pour arriver à une œuvre. On commence par la création d’une méthodologie de travail, qui va nous permettre de collaborer toustes ensembles. Le fait de se côtoyer sur de longues périodes permet d’approfondir la recherche et la parole artistique qu’on partagera publiquement, en plus de développer de nouvelles compétences (diction, mouvement, etc.) en chemin. Cette co-présence amène surtout à reconnaître l’humanité à travers l’altérité, à bâtir de solides relations d’interdépendance et de respect, puis à aboutir à des représentations publiques qui profitent de cette connaissance intime des capacités de l’autre.
Pouvez-vous parler du processus d’écriture collective de Cispersonnages en quête d’auteurice ?
Habituellement, on écrit nos œuvres dans un espace commun. On utilise l’écriture du corps dans l’espace comme fondement des processus pour créer plus d’accessibilité professionnelle. Ainsi, un·e interprète avec des défis de diction ou d’idéation peut utiliser son corps pour exprimer ses idées. Le résultat est très multidisciplinaire puisqu’étant issu des multiples vocabulaires des performeur·se·s toustes très différent·e·s.
Pour Cispersonnages en quête d’auteurice, comme on était en pandémie, on a réalisé des entrevues par visioconférence, couplées à de nombreuses recherches et lectures de mon côté, afin de démarrer l’écriture. Ensuite, on a fait une semaine dramaturgique distanciée en août 2021, puis une autre période de travail au printemps 2022, suivie d’une lecture devant public invité. Ce processus « écrit sur papier » a donné lieu à l’œuvre la moins multidisciplinaire de nos 22 ans d’existence. Je me suis souvent demandée si on serait capable d’apprendre tout ce texte par cœur! Notre processus de travail a donc évolué: on a commencé à faire des italiennes et on a appris ce qu’étaient des didascalies.
Cispersonnages en quête d’auteurice nous interroge sur l’existence de limites sur ce que peut jouer un·e comédien·ne, ou sur ce qu’un·e artiste peut légitimement raconter à travers ses œuvres. On y aborde les thèmes de la représentativité, de l’appropriation, du validisme, du privilège, de la culture de l’annulation… À l’image de la confusion régnant entre les personnages, la pièce soulève plus de questions qu’elle n’apporte de réponse. Pourquoi cette volonté de rester en zone grise ?
On privilégie toujours le doute et le dialogue dans nos écritures, du studio au plateau. En abordant un sujet avec curiosité, en posant des questions au lieu de formuler des réponses, on approfondit notre compréhension et on multiplie les angles de vue, tout en composant avec nos faillibilités et limites. Mettre de côté nos certitudes pour formuler des intuitions amène beaucoup de possibilités créatives, la principale étant l’accessibilité. Comme personne ne détient la vérité, toustes peuvent participer sur un pied d’égalité, les capacités intellectuelles n’étant plus un critère de pertinence. Ainsi, beaucoup de possibles émergent… dont tous ces éventuels tons de gris!
Photo: Catherine Bourgeois par Thibault Carron
Cispersonnages en quête d’auteurice est présenté du 30 octobre au 1er novembre au Arts Umbrella, à 19h30, en partenariat avec Neworld Theatre. Les représentations sont en français et surtitrées en anglais. Les informations et la billetterie sont accessibles via la page du spectacle: Cispersonnages en quête d’auteurice. Un atelier sur la co-création inclusive et le processus de création de Joe Jack et John sera animé par Catherine et les interprètes de la pièce le samedi 1er novembre à 15h30 au Arts Umbrella. Plus d’informations sur notre page de médiation culturelle.